J’imagine l’idée que l’on se faisait du « progrès » à l’époque où l’on a dessiné cette enseigne. Sûrement les Trente Glorieuses. La vieille Europe (ce village du Minervois y compris) se pliait au modèle américain déjà éprouvé de société de consommation. De la « nouveauté », il en faudrait, en pagaille, pour vendre, acheter, jeter. Entre boulimie et aliénation. Débarquait l’ère des frigidaires trop pleins, mal pleins, le luxe suprême consistant à foutre en l’air un maximum d’aliments prétendument périmés (la plupart en fait mort-nés); quand on est riche, on balance…
Oh, je ne vais pas vous faire le coup de la décroissance, Pierre Rabhi sors de ce corps! Mais comment ne pas avoir la nausée face à un système cannibale, consanguin, qui comme Saturne s’apprête à dévorer ses enfants?
La surconsommation, la malbouffe, en fait, c’est peu la même histoire qu’avec le changement climatique. La frénésie des discours est inversement proportionnelle à la frénésie de l’inaction, voire à l’accélération et à la recrudescence des mauvais comportements. Cela vaut pour les particuliers, plus encore peut-être pour les restaurateurs, pris au piège de la mode (sœur jumelle de la nouveauté), davantage occupés à décorer des assiettes d’aliments subalternes qu’à nourrir (au sens noble) leur prochain.
Le journal parle du énième tyran au petit pied démocratiquement élu au Brésil. Dans la vieille poêle d’acier, le melsat* descendu en camionnette de la montagne tarnaise dore doucement. On le mangera, entre tiède et chaud, avec une poignée de mâche, arrosé de rouge clair.
Rien que cette poêle « garantie à vie » (que j’achète à la droguerie Bruniquel** de Réalmont en même temps que les couteaux à lame carbone et manche palissandre) est un pied-de-nez, un bras d’honneur à une société de consommation qui n’est qu’une société de destruction. Destruction de la planète mais pas que. Quel plus aimable terreau pour la perte de valeurs, la lobotomie moderne que le moche, le cheap, le prêt-à-jeter? Moins de respect, de culture, plus de concupiscence, de populisme.
Oh bien sûr, la tentation est grande de blâmer la populace, le ventre immonde, fécond, d’où naît le populisme. Bouffeurs de télé, chiffonniers d’internet, pousseurs de caddies parfois poussés à bout par la misère (la vraie, pas celle avec laquelle on s’amuse à se faire peur dans la douce France), exaspérés aussi par la corruption, le dévoiement, en un mot la saloperie de ceux qui allaient le sauver, lui, le Peuple. Que serait Bolsonaro sans Lula, sans Chávez, sans Maduro, sans Kirchner, sans cette Gauche sud-américaine, symétrique des nouveaux arrivants, qui compte médiocrement ses sous, ses prébendes, ses rapines?
Ici, en Minervois, ce sont les haricots et les grains de maïs que l’on commence à compter, à poser sur les cartons des lotos. On sort les sarments des cuves, le chabrot fait comme chaque année son grand retour (je vous le conseille dans mon tourin jauni), les bouteilles des copains nous rappellent que le soleil reviendra, que bientôt nous nous assiérons de nouveau aux terrasses, que le vin vaut bien mieux que les bateleurs, les hâbleurs, les faiseurs***. Je crains en revanche que l’arrivée brutale du froid ne nous prive de cèpes que l’intense sécheresse estivale avait déjà raréfiés.
Ici, le temps marche à pied, et ce n’est pas pour me déplaire. La lenteur n’est pas l’immobilisme. Au contraire. Elle porte en elle une force créatrice qu’ignoreront éternellement les frénétiques, les vendeurs de vent évoqués plus haut, les inventeurs de « nouveautés ».
*Sorte de boudin blanc de gorge, de rate, de pain et d’œufs, populaire entre Lacaune, Albi et Carcassonne.
**J’en parlais il y a longtemps ici. J’y suis retourné récemment préparer ma « liste de mariage ».
***Je vous parlerai bientôt d’un projet auquel nous mettons la dernière main. Il y est question de vin franc, pur. De plaisir aussi et d’amour du vin aussi, loin des tristes sires évoqués plus haut.
Ping : Réviser ses classiques. – Idéesliquides & solides