Oh, bien sûr, il y en aura sûrement quelques uns, petits malins ou gros salopards, pour se faire du fric pendant la « guerre ». Mais globalement, nous le savons tous (et plus encore ceux qui ne sont ni salariés et encore moins fonctionnaires), dans les mois, les années à venir, on va y perdre des plumes*. Il faudra travailler davantage, plus efficacement, plus longtemps, dépenser moins. Même bien sûr dans un pays comme la France où, contrairement à la plupart des autres, les chocs économiques sont socialement amortis. Sans parler du Tiers-Monde où (littéralement) on s’étripera pour un kilo de farine
Donc, en un mot comme en cent, il va falloir se serrer la ceinture. Tout en espérant que ceux qui nous rebattaient les oreilles de la « misère », de la « dictature » ne vont pas finalement trouver que c’était mieux avant…
« Se serrer la ceinture », on peut en imaginer une version prolo. Comme lors du pique-nique de chantier ci-dessus, bougnette-maquereaux-muscadet de contrebande**. Ça peut avoir son charme.
On va aussi apprendre à se satisfaire d’un mode de vie plus frugal, plus local, moins snob. Ressortir le « vivre de peu » cher à feu mon immense voisin, le grand Joseph Delteil. Réinventer le luxe, quoi, avec moins de cliquant, de bling-bling, un peu comme le bavette, le merlan de veau de basse-Ariège / asperge de la plaine de l’Aude d’hier soir. Ce qui, vous vous en doutez, ne me contrarie absolument pas; je l’appelle de mes voeux depuis des dizaines d’années.
Pour le vin, évidemment, la flambe risque un peu de se calmer. Car, même s’il restera encore ce qu’il faut de riches très ou trop riches (selon les goûts), les classes moyennes, qui font le coeur du marché, vont ramasser. Il faudra acheter malin, boire peut-être moins d’étiquettes, explorer.
Au lieu d’appliquer le credo des anciens élèves d’écoles de Commerce, de copier, reproduire ce que vend le concurrent, il sera peut-être de nouveau chic de sortir des sentiers battus, de ne surtout pas boire comme son voisin, d’éviter le moutonnier.
Donc, comme le veut l’antique dynamique de la civilisation du Vin, on prendra plaisir à inventer, conquérir de nouveaux « grands crus ». Sans voyager beaucoup parfois, à l’image du pinot noir sensuel dont je me régale ces temps-ci les jours de fête confinée. Il provient d’un village voisin. Oui, un village du Minervois, en Occitanie, aussi étonnant que ça puisse paraître, dans le Sud de la France.
Modérons toutefois notre étonnement. Au-delà de l’incertitude ampélographique, il semble bien que le pinot, arrière grand-père de la syrah, se soit déjà senti à l’aise dans la région. L’historien Emmanuel Leroy-Ladurie note par exemple au détour d’une démonstration sur la migration vers le nord des plants agricoles (vigne, arbres, etc) qu’il s’agit encore en 1431 d’un cépage commun du pays toulousain***. Les cépages pontiques, ibériques (aramon, alicante, grenache, carignan) n’arriveront qu’ensuite, deux siècles plus tard et, en réalité, ne supplanteront les autochtones comme le piquepoul, l’oeillade, le ribeyrenc voire le pinot (apparemment plutôt d’originaire rhodanienne****) qu’à la faveur de la Révolution industrielle conjuguée au phylloxéra.
Mais ce cépage ne s’est pas pour autant éteint dans le coin. Certains ont continué à cultiver. Les amateurs affutés se souviennent ainsi des fameux pinots noirs de Paul-Louis Eugène, dans les années 90. Le domaine de Paul Durand, à Siran, spécialiste en « vin gai pour table sympathique » produisait des jus un peu brutaux (c’était l’époque…) mais pas dénués d’intérêt. D’autres vignerons continuent encore aujourd’hui, la plupart en appuyant un peu trop sur le champignon, avec des maturités poussées, des extractions à l’ancienne, qui perdent l’esprit bourguignon. Pourtant le climat est là dans le haut-Minervois, cette partie de l’appellation agrippée à la Montagne noire, d’où elle tire à la fois des fraîcheurs nocturnes estivales et d’importantes réserves en eau, très distincte du bas, plus méditerranéen.
Cela dit, au moment précis, même si elles sont réelles, peu importe les traditions, les justifications historiques, le blabla qui pollue tant le Mondovino: ce qui compte, c’est ce qu’il y a à l’intérieur la bouteille dont j’ai envie de vous parler depuis quelques minutes. Et c’est délicieux! L’archétype du pinot suave, mûr, plein, mais qui continue à pinoter, sans jamais s’avachir. On trouve ça en Bourgogne, sur les meilleurs climats, mais, là, ça m’évoque les meilleurs Australiens, tendance Bass Phillip*****, ou, plus encore, de belles choses, joyeusement décadentes, goûtées en Californie, au Domaine de La Côte, chez Rajat Parr. À 22€ TTC la bouteille******, nous le tenons notre grand cru économique du Monde d’après!
« Oui, mais ce n’est pas un bourgogne! », vont rétorquer les grincheux en lisant la contre-étiquette*******. Et alors? Vous voulez qu’on en parle de ces immenses (et désormais ruineuses) déceptions avec des pinots de Côte-d’Ôr? Des jus verts, aigrelets, maigres sauvés par un nom de climat prestigieux lu sur la bouteille? De ces domaines historiques où (après d’être moqué des Bordelais, de la parkérisation) on s’est converti à la pipe-à-Pinocchio, au pinot confit? De la tristesse des dégustations chez certains négociants ronronnants de Beaune où l’on préfère s’attarder sur la beauté des murs ?
La Bourgogne a justement à voir avec la trajectoire de Camille Ournac (ci-dessus) qui vinifie cette petite merveille. C’est là justement qu’il a étudié et passé son diplôme d’oenologue, avant de courir le vaste Monde, en passant notamment cher Gramercy Cellars********, en Walla Walla, dans l’état de Washington. On y vinifie les pinots en grappe entière, « pour obtenir davantage de fraîcheur, et de grain en bouche » comme le souligne Camille. Son père, Pierre-André, me l’avouait l’autre jour, « le pinot, j’ai compris en le regardant travailler que je ne savais pas faire ». Car ce cépage a ses trucs, ses humeurs; seul les initiés en trouvent la clé, y compris en terre d’oliviers.
Le seul point sur lequel je suis d’accord avec les grincheux, c’est de voir écrit « Pays d’Oc » sur cette bouteille. Pas à cause de l’IGP en soi, mais parce que je trouve vraiment dommage qu’une tel vin, un des plus sexy que j’ai bus dans les parages (au sens large) n’ai pas le droit de revendiquer le terroir qui l’a enfanté, et qu’il exprime avec au moins autant de vérité que tant de jus banals portant, eux, l’AOP La Livinière. Et qu’on ne me ressorte pas l’argument éculé de l’ancienneté des cépages, on a vu plus haut ce qu’il en était; qu’on ne nous gonfle pas non plus avec la farce de la typicité, juste bonne à valider la médiocrité: qu’on n’invoque pas enfin une prétendue tradition qui, si on remonte à plus de 40 ans, parle surtout de pinard, de mélasse….
Peut-être faudra-t-il songer, dans « le monde d’après » à laisser des jeunes comme lui respirer, créer, inventer un peu plus librement. Et faire que ce grand cru puisse porter le nom du pays d’où il vient, pays qui a toutes les raisons d’en être fier. Ça vaut pour ce coin du Minervois, mais pour la France, l’Europe d’une façon générale.
*À juste titre, certains rétorqueront qu’avant de songer aux drames du jour d’après, il faut gérer l’actuel, la catastrophe sanitaire, ici et ailleurs. Pas faux. Et on est loin d’être sorti de l’auberge (laquelle doit aussi se réinventer pour tenter de rouvrir).
**Une bouteille de Jérémie Huchet, vraisemblablement du négoce, rencontrée par hasard, à 3-4€. Pas si mauvais avec les maquereaux…
***Dans Les Paysans de Languedoc, EHEES, Paris, 1985 (2e éd.), Tome I, page 60.
****Cf. les travaux de Jean-Michel Boursiquot à l’INRA. Le conservatoire de Vassal, près d’Agde, a d’ailleurs sauvé des plants originels de pinot noir.
*****Lire cette vieille chronique.
******La famille Ournac produit également un petit pinot à 6€, moins sophistiqué, dont je me régale.
******Par parenthèse, ni vous ni les grincheux ne doivent se fier à l’étiquette rigolarde, provocatrice de ce vin (avec même un sosie de Bruno Verjus dessus), c’est une histoire de famille. Le dessin provient d’une caricature affichée dans le salon des parents de Camille. Elle est l’oeuvre de son aïeul Henry (En-ry de son nom d’artiste) qui travaillait dans les journaux politiques de l’époque, tel Le frondeur. Son frère Camille Ournac, sénateur-maire de Toulouse en faisait également. La signature « Ournac frères » provient de l’entête des documents des enfants d’Henri qui était négociant en vin sur les quais d’Alsace à Narbonne.
Excellent article
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