On le sait, les femmes ne boivent que du rosé à bulles, de préférence dans un packaging un peu piche*, à la Barbie, genre pub de champagne pour bar-à-putes.
Cette évidence scientifique mise à part, précisons qu’elle n’a rien à voir avec le sujet de cette chronique: davantage que des habitudes de consommation plus ou moins fantasmées de ces dames, c’est du « sexe » de ce qu’il y a dans le verre dont on cause. Bref, si le jaja poilu vous intéresse, passez votre chemin.
Question liminaire, axiomatique (et nécessaire dans une société qui s’amuse à perdre ses repères), un vin « féminin », qu’est-ce que c’est? Tout simplement, à l’image des femmes, un vin qui joue plus sur le registre de la délicatesse, de la finesse que sur celui de la puissance, de la force. On me rétorquera qu’il existe des maçonnes bulgares, d’épaisses camionneuses, d’encombrantes poissardes, que chaque homme possède sa part de féminité, certes… la plupart des gens normaux, qui parviennent encore à faire la différence entre un garçon et une fille, m’auront parfaitement compris**.
Techniquement, ce sont principalement les tanins, la sensation alcoolique, « l’épaisseur » en bouche qui semblent déterminants en matière de « sexe du vin ». Sans oublier, point fondamental, la densité de la robe.
Pour revenir aux stéréotypes, on pourrait évoquer un glissement vers le rosé, son succès mondial bien sûr (en partie lié à une féminisation de la clientèle affirment les marketeux***), mais le cas des rouges me semble plus parlant. Avec, depuis la première moitié des années 2010, le triomphe dans le Mondovino branché de délicieuses infusions à la couleur hésitante.
Et c’est vrai qu’on s’en délecte de ces jus clairs, translucides, à haute buvabilité, héritiers des tisanes jurassiennes popularisées par Overnoy-Houillon ou de certains pinots d’ici et d’ailleurs****. Un modèle transposé depuis au grenache, au cinsault, au merlot, à la counoise…
Alors, n’exagérons rien, il existe toujours, en France, et davantage encore dans les pays cocacolaïsés aux palais défoncés par le sucre, une importante clientèle (sûrement majoritaire), pour les rouges « masculins », concentrés, costauds, rustauds même parfois. Pour autant, la tendance à la « féminisation » est lourde. C’est même une bénédiction dans certaines appellations dont les jus de pointe retrouvent du coup leur style d’avant la parkérisation.
Et justement, puisque qu’on parle du loup, de l’américanisation du goût, direction Saint-Émilion. Oh, pas pour compter les millions, pour cancaner, causer Justice, classements & déboires*****, mais pour parler canon (sans majuscule). Parler d’une bouteille, bue d’un trait. Un saint-émilion qui m’a rappelé l’époque de Soutard, ou plus encore peut-être l’ancienne Clotte, du temps où c’était un vin de « cantine », du temps où, grâce notamment à Milou******, on jouait gaiement aux quilles dans ce village. Une bouteille (comme les 2019 des frères Todeschini récemment goûtés) qui marque le grand retour au fruit de l’avant-garde de la belle appellation girondine, après tant d’années-bois.
Quel plaisir, donc, de retrouver un jus typique de ce qui a fait la renommée de Saint-Émilion: la soie, la dentelle, le froufroutant. Osons donc le mot, Pavillon de Vieux-Taillefer 2014 a la grâce de ce qu’il convient d’appeler (n’en déplaise aux gorgones qui accaparent la parole des femmes*******) un vin féminin.
Ce qui est amusant ici (le vin féminin n’étant évidemment pas un monopole féminin), c’est que justement on doit cet enchantement à une vigneronne. Pas la nana « gadget » qui fait joli dans la cave, permet d’ajouter l’option parité aux communiqués de Presse et un # sur Twitter, une qui se salit les mains. Catherine Cohen a pris les rênes de cette propriété des bords de Dordogne******** en 2006 avec son mari Philippe, important marchand de Saint-Émilion et oenophile-gastronome distingué. Comme par hasard, son parcours de vinificatrice a croisé celui de Jean-Claude Berrouet, chantre de l’équilibre girondin et accessoirement maître de Petrus. Nez dans le verre, difficile d’en douter.
Mais voilà, mon enthousiasme pour ce 2014 s’est rapidement dissous devant celui de pouvoir goûter aux autres vins de la propriété. D’autres millésimes du Pavillon d’abord. Il y a ce 2015; il m’a réconcilié avec ce millésime où, la Nature aidant, beaucoup sont allés trop loin (à mon goût), dans la maturité, et surtout l’élevage, caricaturant souvent le côté massif, solaire, de l’année. Il y a aussi un 2013 qui explose le concept de mauvaise année; moins corpulent, le merlot y prend de faux airs de trousseau (si,si…).
Bref, cette cuvée qui rassemble des parcelles plutôt situées vers le bas de l’appellation, est une synthèse, et sûrement une des bonnes portes d’entrée pour ceux qui veulent revenir au bordeaux après tant d’années d’allergie (feinte ou réelle). Elle célèbre en tout cas le saint-émilion « nouveau » que j’évoquais plus haut, loin des pipes-à-Pinocchio d’antan.
Mais ensuite, j’ai débouché le « grand vin » de Catherine Cohen, Château Vieux-Taillefer. Pas d’équivoque, il ne s’agit pas d’une « grande cuvée », « prestige » ou je ne sais quoi, pas plus que Pavillon est un second vin (je déteste ce concept so vintage). Le jus provient d’une parcelle particulière du domaine, vers Saint-Christophe-des-Bardes, un sol de calcaire à astéries davantage marqué « côtes », plateau éventuellement. On est plus volumineux que sur Pavillon, mais jamais lourd. Le 2014 que j’ai bu truffait, sentait la violette, toujours avec cette équilibre féminin qui reste le fil rouge des vins de la propriété. Délicieux, et déjà très à l’aise à table (en l’occurrence sur un maigret du Tarn fondant et croustillant).
Au passage, la particularité de ce vin est de ne pas avoir été sulfité. « Sans soufre » comme on dit en ville, avec éventuellement deux F*********… En revanche (désolé pour les obscurantistes cousins des ultra-féministes évoquées au début), la vigneronne utilise un produit naturel suisse, Epyka, à base de tanins de pépins de raisin, qui stimule la microbiologie utile des moûts afin de les aider à se protéger eux-même. C’est Philippe Cohen qui avait entendu parler de ça grâce à un de ses glorieux copains, Anselme Selosse. C’est bluffant. Le seul bémol est que le produit a un temps posé problème au niveau des paperasse en bio, et surtout qu’il coûte pour l’instant très cher.
Reste le mouton à cinq pattes, celui qui, à l’aveugle, vous fait partir sur les pentes calcaires du Montrachet. Car c’est d’un blanc qu’il s’agit. Qui d’une certaine façon renoue avec la tradition médiévale des coûteux saint-émilion blancs que vante le troubadour Enri d’Angeli dans le poème La Bataille des Vins, sorte de premier guide, de premier classement des crus français*********. Très vieilles vignes de sauvignons blanc et gris, sémillon, chasselas et merlot blanc, cette dernière rareté, témoin de la tradition girondine, valant d’ailleurs au Blanc de Vieux-Taillefer d’être (fort intelligemment…) exclu de l’AOC Bordeaux. C’est cher, mais vraiment grand, à asseoir pas mal de bourgognes, notamment ce splendide 2017, vin de (grande) table….
Franchement, je vais vous dire, c’est peut-être l’effet « monde d’après » (pourvu que nous ne soyons pas dans un avant…), mais quel bonheur de pouvoir dire de nouveau du bien de vins de Saint-Émilion! Ça fait d’ailleurs je crois deux fois en quelques mois. Tant mieux si on a enfin trouvé un vaccin au terrifiant virus de la parkérisation, et à ses dramatiques effets secondaires sur nos verres.
Quel bonheur aussi, en cette époque de harpies, de pouvoir célébrer la précieuse délicatesse féminine et, pour le coup, son essentiel apport à un monde du vin encore trop masculin, qui a besoin de s’enrichir de cette complémentarité. Bienvenue mesdemoiselles, bienvenue mesdames!
*Désolé, pour cet idiotisme sudiste, mais je n’ai pas trouvé mieux. « Piche », qualificatif peu élogieux mais sans violence inutile, à l’origine destiné aux cagoles (ça continue…), désigne en fait quelqu’un qui mixe avec talent, et une bonne louche d’ostentation, le ringard, le vulgaire et le prolo.
** Thématique évoquée dans cette ancienne chronique.
***Une affirmation pas forcément erronée, mais on ne dispose pas vraiment d’étude de fond sur le sujet, juste quelques sondages à l’image de celui que publiait ici le magazine Terre de Vins.
**** Par exemple le remarquable pinot du Minervois évoqué ici.
***** C’est d’ailleurs davantage de Saint-&-Millions que de Saint-Émilion qu’il est malheureusement question dans le journal, aux pages faits-divers en tout cas. Lire ici.
****** Émile Mahaux, le belge en claquette/chaussettes, merveilleux camarade de jeu. Il inventa L’envers du décor, mythique bistrot liquide de Saint-Émilion.
******* Tout en étant aussi représentatives des femmes dans leur ensemble que leur ami Mélenchon du peuple?
******** Dont les vignes sont à cheval sur plusieurs communes, entre sables et plateau.
********* Vous vous souvenez de ça?
**********Vous pouvez la découvrir en ligne ici.
Superbe Vincent. …
Merci, Bruno !