Frustrations & promesses.

Le cassoulet, dans le four, a eu le temps de faire ses sept peaux. Pas vraiment un cassoulet, d’ailleurs; le cassoulet, c’est la ville, les restaurants, les chefs. Plutôt une mounjetado montagnarde, un plat de cuisinière rurale avec ce qu’il faut de carottes, de poireaux, d’ail, de tomata, de bouillon de pied de cochon.
Je me souviens d’une mounjetado il y a très longtemps au village de mon père, en Ariège. C’était l’été, sur l’espèce de place sous l’église (quasiment le seul endroit non escarpé de cette commune du Couserans), pas loin du crucifix de ferraille qui me foutait les jetons. Le feu sentait la saucisse, on avait installé une longue table. Immense même dans mon souvenir de gosse. Tout le monde était là, et même un peu plus, cinquante et quelques convives, de moins de sept à plus de soixante-dix-sept ans. Tous à parler, à chanter, à s’engueuler, collés les uns contre les autres du jambon à la croustade, à la prune. Tous à partager le moment.

Partager, voilà peut-être ce qui manque le plus, l’ultime frustration. Cette mounjetado, plat collectif par excellence, nous la mangerons à deux. Et c’est franchement mille fois mieux que seul. Mais la règle du « un, deux, plusieurs »** s’applique à la mounjetado. Elle se mange (j’insiste sur le mot, elle ne se « déguste » jamais***) en groupe, à quinze plus les remplaçants par exemple comme du temps de ce sport où l’on se touchait, s’empoignait, mélangeait la sueur. Pour un bout de temps qui va nous sembler infiniment long, on n’y jouera, au rugby, on ne se touchera plus, et on ne partagera plus.
Je lisais hier les conseils d’un astronaute**** afin de mieux vivre le confinement, « il ne faut pas le voir, dit-il, comme une contrainte ou un problème, mais comme une solution ». Ajoutant qu’il était nécessaire de « toujours penser au but ultime, se l’approprier ». Peut-être serait-il utile aussi de se replonger dans La longue route de Moitessier; je ne l’ai pas trouvé hier, comme pas mal d’autres bouquins, il a du rester à Barcelone. Comprendre comment le navigateur fait d’une course contre le temps un voyage à la quête de soi. En écoutant des vieux trucs, l’inévitable Manset notamment.

C’est donc maintenant qu’il faut penser au fameux « jour d’après ». L’inventer, le construire, le rêver.
À défaut de manger ensemble la mounjetado des fêtes de village ariégeoises, voilà ce que nous pouvons partager depuis nos cellules respectives. En examinant d’abord ce que fut l’avant-guerre, ses monstruosités tant de fois dénoncées, mais sur lesquelles il était de bon ton de jeter un voile pudique.
Sans ajouter du moralisme, une rhétorique catholique au malheur ambiant, je pense en particulier, au sein de systèmes de consommation dépravés, à l’obscène obligation du voyage permanent. Cette façon de se mesurer la bite à coup de billets d’avion, l’incapacité à imaginer un week-end***** sans parcourir trois ou quatre mille bornes. Si loin du tour du Monde introspectif de Moitessier…
Non content d’avoir (momentanément?) tué Dieu, enfin, le dieu moderne, l’Argent, le virus nous punit par là où nous avons péché, l’abus de transport. Un peu comme la peste antonine commence de désintégrer l’Empire romain en s’engouffrant dans son puissant réseau routier.
Nous voici donc arrivé au temps des promesses, des « si je m’en sors… »
Cochon qui s’en dédit !

*Le village s’appelle Buzan, en Ariège. J’en parlais ici et , à propos justement de la croustade.
**J’aime beaucoup cette nuance entre un, deux, plusieurs. Toute la période d’avant a tant manqué de nuances, réjouissons-nous de pouvoir perdre du temps à les distinguer de nouveau. Concernant la règle du « un, deux, plusieurs », je vous confie à cette divertissante chronique québécoise.
*** Souvenez-vous
****Jean-François Clervoy, dans cet article de Numerama.
*****Me revient cette phrase magnifique, hautement martiale, d’un général madrilène à des Catalans désemparés, lui demandant hier comment ça allait se passer ce week-end: « en temps de guerre, il n’y a que des lundis »…

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