Je me souviens de cette soirée de juillet. C’était en 2014. J’étais encore meurtri par le lapin que mon père m’avait posé au réveillon précédent. Par d’autres lapins aussi, immunisés semble-t-il contre la myxomatose, pas la vérole. C’était à l’orée de la Gascogne, rive de Garonne*, Auvillar.
Castañuelo, Andalou des campagnes de Cadix sacrifié à Vic pour Pentecôte, pendait dans la cuisine, j’étais chargé auprès du Chef de sa mise en pièces détachées ; mes doigts sont tatoués de ce qu’était un tartare au couteau avant que Davigel ne s’en mêle.
Et ce soir-là, à L’Horloge, débarque en voisin Monsieur André. André Daguin.
Le Chef, qui a été son chef si longtemps, a un peu le trac. Évidemment. Moi encore plus. Servir ce type qui m’a nourri physiquement et intellectuellement depuis le milieu des années quatre-vingts…
Il nous prend dans ses bras, mange les grosses frites avec les doigts, célèbre la béarnaise (montée comme il se doit à la graisse), se régale du diététique sang de toro.
L’été finit sous les platanes**, la soirée se prolonge gentiment, débarque le ténarèze (il m’avait initié jadis à sa rigueur adolescente puis à sa grâce mature avec du 66 sur le « pruneau à géométrie variable »), la terrasse n’est plus qu’une longue table d’âmes amies. Pas d’orchestre ni de muzak comme dans les restaurants où les couples n’ont plus rien à se dire, juste la voix du ténor auscitain. André.
Le lendemain, ou deux jours plus tard (peu importe), tombe le couperet. Trip Advisor. Oui, Trip Advisor, vous savez, ce truc amerloque qui donne des avis péremptoires sur des choses qui n’existent pas***. La pire critique que L’Horloge n’a jamais encaissé. Deux enseignants, si ma mémoire est bonne, des marcheurs. Ils ne s’étaient pas joints à la longue table, pressés de rejoindre l’auberge du cul-tourné. Rien ne leur convient, ce lieu où l’on mange divinement des produits sains, locaux, est incendié avec une hargne vengeresse, pré-jiléjôniste. En particulier le « vacarme » de la voix d’André qui les a empêchés de dormir.
Je ne vais pas vous parler des heures d’André Daguin, j’ai trop de peine. Il nous a tant raconté, nous avons tant appris.
Sur la cuisine évidemment, transformer un morceau maudit de la découpe du canard gras, le maigret, en plat incontournable de la restauration française n’a été qu’un de ses innombrables fait d’armes. Pour un Gascon, deux Parisiens, quatre Japonais…
Sur la réalité provinciale, rurale, quand il me baladait, me montrait ce bled gersois où « il y a dix fois plus de monde sur le monument-aux-morts que sur la liste électorale ».
Sur l’impasse vers laquelle nous conduisaient nos modes de consommation : « nos emplettes sont nos emplois » avait-il fait placarder partout, il y a trente ans, rappelant la nécessité d’acheter local.
Ce même trois décembre deux-mille-dix-neuf où André Daguin perd le match que nous perdrons tous, un communiqué triomphal nous annonce que « Le guide Michelin, TripAdvisor et sa filiale LaFourchette ont signé un partenariat stratégique international permettant de conjuguer l’expertise culinaire de la célèbre bible rouge des gastronomes avec la puissance mondiale du site de recommandations et le système de réservation de restaurant leader sur ses marchés ». Et je ne vous parle pas de Métro, de Nestlé, de tous les amis qui se réjouissent de cette joyeuse copulation tarifée…
Alors, là maintenant, les yeux embués, mon verre vide d’armagnac, je repense aux enseignants de L’Horloge revendiquant sur TripAdvisor leurs avantages acquis au sommeil prématuré des nuits de juillet. Je repense à la dictature des beaufs que légitime le Guide des Pneus. À cette immense tapin**** qu’est devenue la gastronomie, happée par l’engrenage des multinationales de la malbouffe. Aux antipodes de l’humanité qu’André Daguin servait au menu.
*Épisode précédent ici.
**En écrivant ça, je repense aux tilleuls de son ami Kléber, le fratiarche. André Daguin était un fratriarche comme je l’ai écrit quelque part (dans le livre ci-dessus).
***Comme par exemple ce truc qui était passé inaperçu dans la Presse française à l’époque.
****J’avais évoqué les compromissions d’un cuisinier de la banlieue toulousaine avec les gros faiseurs de vin kolkhoziens. Les juges, dans leur immense sagesse, éclairés par Me Hélène Grassa (avocate aussi brillante que gasconne), n’ont visiblement pas trouvé le concept inadapté, et m’ont relaxé la semaine dernière.