Flaubert se serait délecté du Mondovino qui a lui seul mériterait un second tome de son Dictionnaire des idées reçues. Aimablement colportées par un subtil cocktail de paresse intellectuelle, d’ignorance entretenue et de marketing épicier, elles y ont généralement force de loi. Jusqu’à ce que la mode passe, et qu’un bêtise « plus moderne » chasse l’autre. L’axiome précédent est alors désintégré, et ceux qui le propageaient jusqu’à présent avec allégresse font des gorges chaudes sur les benêts qui pourraient proférer pareilles âneries.
Ainsi la macération carbonique, la fameuse « carbo » sans laquelle on se demande ce que l’on boirait dans les bistrots parigots (cliché?…). Faut-il encore présenter ce procédé technologique mis au point à la Cave Pilote de Villeneuve-les-Corbières et qui permet rendre moins rugueux, plus gouleyants des jus difficiles, de donner du gras au raisin ingrat? Loin d’être inutile, la « carbo » a permis d’écouler des hectolitres de picrates de coopé, de gamay et de carignans de plaine. Évidemment, la plupart des rouges obtenus par cet artifice œnologique sont simplets mais c’est un moindre mal.
Du coup, quand on pense « carbo », on pense camouflage, jaja de comptoir, ou en tout cas petit rouge à rotation rapide. En vérité, comme toujours, tout est fonction de la matière première (et du style de « carbo »), j’en ai encore fait l’expérience hier midi avec l’auxerrois La vigne juste derrière chez Carbo de Sophie et Julien Ilbert*. C’était un 2015 et, de la même façon que je l’ai souvent pensé avec de grands beaujolais, je me suis dit que j’avais eu tort de boire les autres plus jeunes.
Par un hasard du calendrier, la « carbo » m’amène à la syrah, cette fille de joie du vignoble mondial. Enfin, fille de joie, pas partout. Née dans les beaux quartiers, au nord de la Vallée du Rhône française, en Valais, on la traite avec déférence, comme une grande dame. D’autant que là-bas les vignerons ont des moyens**…
Mais là, c’est de syrah languedocienne qu’il s’agit, une grosse pute donc selon les idées reçues évoquées au tout début. Une syrah qui plus est vinifiée en « carbo ». Donc une syrah qui ne se gardera jamais, puisque sudiste, et vinifiée en macération carbonique. Pourtant, nous en faisons, avec le sommelier Thierry Boyer, le caviste Jean Guizard et les membres du futur Conservatoire des vins de l’Hérault***, une verticale qui nous entraîne, dans des parfums de truffe blanche ou noire (entre autres), au début des années quatre-vingt-dix.
J’étais en Minervois à Borie de Maurel devant vingt-cinq ans de Sylla, mais on peut citer des dizaines de vignerons qui, du Pic Saint-Loup aux Albères, font des merveilles avec cette émigrée. Je pense notamment au grand Claude Carayol et à sa cuvée Vent d’Est du Cabardès, ou aux différentes variations aussi de Jeff Coutelou, le rocker de Puimisson, de Paf à d’autres jus plus évolués qui ne sont pas sans rappeler le travail d’Hervé Souhaut, en Vallée du Rhône septentrionale justement. De là à dire qu’il s’agit du meilleur cépage possible pour tout les terroirs chauds (et appelés à le devenir encore davantage)****, il y a un pas que je ne franchirai pas car j’ai goûté d’authentiques horreurs sirupeuses, mais évitons les œillères et des postures pseudo-branchouilles plutôt hors-sol.
Si on aime décrier bruyamment, ostentatoirement, la syrah (dont on oublie souvent qu’elle est enfant d’Ardéchois et de Savoyarde), il est de bon ton de faire, avec une pointe de snobisme, le panégyrique du carignan*****. La « carignanasse » comme disait le professeur Domergue******, ça fait peuple, limite France Insoumise, donc forcément, c’est génial. Pourtant, dans les faits, cet émigré de fraîche date (Espagnol d’Aragon, il n’a ses papiers languedociens que depuis une grosse centaine d’années, très peu à l’échelle de l’histoire de ce vignoble) a davantage produit de vinasse (il était là pour ça!) que de grands crus. N’oublions pas tous les jus décharnés, verts, métalliques, anguleux, éminemment rustiques portés à son débit. Comme gauchiste d’ailleurs, il se pose là, puisqu’incapable de la moindre indulgence avec les terroirs faibles, populaires! Alors, bien sûr, il existe des exceptions, rien n’est blanc ou noir en la matière, il faut être couillon pour le croire. Mais comme beaucoup, j’ai davantage bu de grandes syrahs que de grands carignans. Et puis franchement, si l’on veut revenir à l’authenticité languedocienne, pourquoi ne pas se pencher, comme Thierry Navarre par exemple, sur de vrais******* cépages autochtones, pré-phylloxériques, tel l’aspiran (autrement nommé ribeyrenc) ou l’œillades, aimable, délicat faux-cousin du cinsault qui l’a remplacé.
Par parenthèse, si l’on parle de carignan, mon chouchou reste la version blanche, avec en pole-position la version vinifiée par Daniel Leconte des Floris, La Lune blanche.
Énorme contenant d’idées reçues: le bois. « On ne peut pas faire de grands vins sans bois » affirme la rumeur. À voir… Le ciment, la terre, voire la céramique nous prouvent chaque jour que c’est possible. Je pourrais parler de riesling vierges, de grenaches sexagénaires de cuve-béton ou des deux dernières bouteilles de Bel-Air Marquis d’Aligre qui m’ont enchantées, dont un extravagant 1970, modèle de classe bordelaise. D’un autre côté, il me serait facile d’évoquer (sans balancer…) pas mal de bouteilles que l’on exhume des années quatre-vingt-dix (pic du parkérisme) continuent d’être prises dans une gangue de merrain qui ressemble de plus en plus à un cercueil en chêne massif alors qu’on nous avait expliqué à l’époque que « ça allait se fondre… ».
Consubstantielle de la précédente, une autre idée reçue fait rage: « le vieux bois ne marque pas, seul le neuf donne un goût au vin ». Tu parles, Charles… L’axiome fonctionne uniquement quand on ne l’a pas soumis à l’éprouve de la dégustation à l’aveugle! Certaines vieilles futailles défoncent le vin avec autant de vigueur qu’un Tronçais de l’année.
Parfois, les idées reçues s’apparentent à des diktats. Ainsi l’ukase sommelier selon lequel le rouge est formellement prohibé sur le fromage. 1°) « le » rouge, ça n’existe pas, pas plus que « le » fromage, la possibilité mathématique de combinaisons est vaste. 2°) tous les goûts sont dans la nature, et ça, c’est peut-être le plus important, l’excommunication n’est plus de mode. En d’autres termes, chacun fait ce qu’il lui plaît comme le rappelait il y a quelques mois le patriarche Michel Dovaz, agacé par la science des Diafoirus de l’accord met-vin. Et tant pis si l’on passe pour des péquenauds…
Au fait, savez-vous quelles idées reçues Flaubert publia dans son dictionnaire à propos du vin******** ?
* Expérience tout à fait « documentaire » puisque j’étais en fait en train de travailler sur deux nouveaux projets pour Combel-La-Serre…
** Et, on le sait, ce ne sont pas les putes qui manquent, mais l’argent…)
*** Autour de Thierry Boyer, avec l’aide des Archives départementales, il s’agit de mettre en place une œnothèque qui rassemble de grandes bouteilles de garde destinées à prouver à ceux qui en douteraient encore que les vins languedociens sont des crus de garde, à l’égal de ceux d’autres grandes régions viticoles internationales, et que dans cette région on ne produit pas que des rinçottes.
**** C’est d’ailleurs pour la plupart des régions viticoles un vrai questionnement: vers quels cépages évoluer? Doit-on planter de la syrah, du grenache en Bourgogne? Du frapatto en Languedoc?…
***** Ce qui n’ôte rien en revanche à l’intérêt et l’utilité d’associations comme celles de mon camarade Michel Smith qui bien avant la mode avait pris ce cépage modeste sous son aile protectrice.
****** Qui toutefois en a lancé un excellent au Clos Centeilles, un Carignanissime désormais produit par Patricia Boyer-Domergue et sa fille Cécile et donc j’ai goûté un bel exemplaire l’autre jour, millésime 2011 je crois.
******* La pureté ethnique, comme souvent, est toujours sujette à caution, d’où ces italiques. Les cépages ne connaissent ni folklore ni régionalisme.
******** Du vin tranquille, pas effervescent, car ça vous avez pu le lire dans la première illustration de cette chronique. D’ailleurs, puisqu’on parle de bulles, un joli plaisir récent pas loin de chez moi, à Limoux, le Clos des Demoiselles du Domaine Laurens (ci-dessous). Ça vous ferait un excellent champagne pour Noël…