Ne jamais oublier, au risque de se perdre, que sa vie tient dans une valise. Juste une valise. Comme celle-ci, ma bonne vieille Rimowa, remplie à la hâte, de bric et de broc. Et encore, qu’emporterons-nous au jour du dernier verre? Vanitas…
Je quitte Barcelone. Je vous devais, chers lecteurs, cette information, vous qui depuis six ans maintenant suivez (notamment) mes tribulations espagnoles. Je quitte Barcelone, à moins que ce ne soit Barcelone qui me quitte, qui m’ait quitté il y a longtemps, m’engluant dans l’ennui et la somnolence, pollutions encore plus virulentes que ses gaz d’échappements hérités d’une impolitesse automobile so vintage. J’aime bien cette tournure du patois catalan: je n’ai pas perdu la force, la force « m’a oublié ».
À l’heure de l’ultime café, glauque, infect, saumâtre, dans la morne gare de Sants, je me dis que j’aurais peut-être du partir bien plus tôt. Franchement, il y avait quelque chose d’incongru à ma présence dans cette capitale du paraître, de la malbouffe mortifère, clinquante*, hermétique à la poésie du vin, frigide à tant de plaisir humains. Comme une erreur de casting.
Peut-être même n’aurais-je jamais du répondre à l’appel des sirènes de Barcelone. À leurs aimables mensonges. D’opportuns moralistes m’accuseront même d’avoir été d’une putasserie guère plus reluisante que celles des demoiselles de La Jonquera. D’être puni par là où j’avais péché.
Quoiqu’il en soit, ce n’est pas le débat du moment. Il faut vivre, ne pas tomber dans de vétilleuses comptabilités dignes des vieux señoritos catalans. Mieux vaut avoir des remords que des regrets.
Un tonitruant « contrôle de police! » nous annonce notre arrivée au Centre du Monde. Les mains noir-ébène du jeune type assis en face de moi se peignent d’un vernis brillant, moite. Il était heureux, du côté de Gérone, de me parler une langue qui est aussi la sienne. Mais contrairement à moi, il n’aura pas la chance de trouver refuge en France. Quand l’adjudant-chef de la PAF, d’une courtoisie exemplaire, l’embarque, nos regards se croisent, le « migrant » comme on dit dans les journaux, a l’œil rouge, humide. Pas pour les mêmes raisons que moi. Ça permet de relativiser.
Parfois, un regard, une main tendue peuvent vous sauver la vie. Y compris dans des traversées moins périlleuses que celles organisées pour ces pauvres gens par les mafias de la Méditerranée. Les amis, c’est comme les marins. Par gros temps, on distingue les vrais des tricheurs. D’une façon générale, les gens se révèlent : petitesse bruyante, générosité discrète… Et c’est tant mieux ainsi. La tempête elle aussi permet de relativiser.
Quelques caravanes de gitans, alignées sur le bord de la voie, vers Rivesaltes. Je reboirais volontiers un verre de l’hallucinant Passat Minor d’Hervé Bizeul, vin naturellement doux, non muté. Il nous en avait offert, après les asperges et les gambas du Vinolique, sur le roquefort anaérobie du luxueux fromager de Montréjeau**. Au pied des Albères, la nuit avait la peau douce. Virevoltante comme une sardane roussillonnaise. La Catalogne était du bon côté des Pyrénées, sans vociférations guerrières et suprématisme vulgaire. En finesse.
L’horizon s’aplatit encore sur les étangs. « Le long des golfes clairs… » De Trénet, c’est plutôt Fidèle qui me revient à l’esprit. Ai-je été infidèle? Sûrement. Et je n’ai aucune raison d’en être fier. Mais n’est-ce pas tromper, se tromper que de rester fidèle à une histoire qui a cessé d’être elle-même, qui a été phagocytée par la frigidité identitaire des Jordi et des Montse de l’Eixample?
Loin de l’inculture à la mode des crétins de Panurge mangeurs de quinoa « Kilometro zero« , de tomates en plastique et autres joyeusetés anorexico-vegano-antiallergiques, le paysage me parle de paillotes, de fêtes, de rires. Salut Jean-Marc! Salut Biquet! « Le club est supérieur aux joueurs! » me souffle un bougnat toulousain.
Être fidèle, fidèle à soi-même. Ne pas se fourvoyer. Suivre son chemin, fut-il de fer.
Narbonne m’accueille, il me semble deviner au loin le Minervois et la Montagne noire. L’air, propre, me nettoie de la tristesse et de la haine qui me collent aux bottes.
Fidèle. Plus qu’à la vieille chanson, je rêve au champagne vibrant que l’on boit au Célestin (quand est-ce qu’on l’organise au fait, Xavier, cette fête extra-terrestre?). J’ai faim de poulet, de légumes du potager, de pain populaire, de cèpes, de cochon saigné avec respect. J’ai besoin d’être nourri, davantage qu’alimenté.
Laissons aux imbéciles le loisir de noircir le tableau. Même si la Catalogne, avec son infréquentable national-populisme, est devenue invivable, j’ai rencontré des gens géniaux à Barcelone. Benoît, Nuria, Rafa, Bado, Ludo, Francesc, Nacho, Mónica, José, Marc, Juan-Lu, Philippe, Michel… tant d’autres dont les prénoms pourraient remplir des pages. Pour tous ceux-là, il me tarde de revenir à Barcelone. Et pas qu’à l’aéroport.
Mais j’ai besoin d’autre chose, d’un autre air, d’un autre projet. La vie, vivante, m’appelle ailleurs. Je reviens à la maison, en ce pays où la mauvaise herbe a droit de cité, même au bord de la voie.
* Je ne résiste pas au plaisir de vous resservir ici, pour égayer cette triste chronique, un des repas les plus dégueulasses de ma vie, un repas-poubelle, à égalité avec les saloperies servies dans les laboratoires chimico-industriels des Adrià Brothers.
** Le Régalis des Fromagers du Mont-Royal. Incroyable produit à découvrir ici.