Sociologie (de comptoir) du prohibitionnisme.

Cent ans tout juste. C’est le 17 janvier 1920 qu’officiellement les États-Unis d’Amérique sont devenus dry. La fin d’un long processus, d’un long et saint combat pour les ligues de tempérance, les clubs puritains, les associations hygiénistes afin que soient interdites les « liqueurs toxiques ». La Prohibition, inutile de vous raconter la suite.

Ce n’est plus à l’église, dans les clubs de bienfaisance que les prohibitionnistes contemporains ont décidé de lancer leur croisade d’aujourd’hui. Leurs sermons, leurs incantations sont devenus numériques. Avec les mots et les méthodes d’aujourd’hui, aussi brutales mais différentes de celles des dame-patronnesses américaines.

Anecdote parmi tant d’autres, j’ai envie de vous parler de ce tweet ironique du mouvement #dryjanuary à propos de l’initiative du chef Alain Ducasse de proposer ses grands crus à prix caviste durant le mois de janvier, façon « trois-étoiles » de signifier son opposition à l’appel à l’abstinence. Pas d’argumentation, juste (les dames-patronnesse sont djeunes désormais) un mème de 2019, « OK Boomer » qui ramène le débat à l’âge du capitaine, il est vieux donc ce qu’il dit est ringard.

Mais pour s’en prendre d’une façon moderne à l’opération du chef landais, rien de mieux que d’utiliser ses points faibles: il est riche et cuisine pour les riches.
Thématique populiste, un rien poissarde qui colle bien à un certain air du temps, celui en tout cas qui voit la vie en jône, couleur jilé, sans perdre de vue,dans son rétroviseur, Saint-Pétersbourg 1917 et laconvergencedesluttes. D’ailleurs, l’argument fait mouche, puisqu’il est repris jusque dans le Mondovino, par son extrême-gauche attrape-tout en tout cas. La caviste-blogueuse d’origine flamande, Sandrine Goeyvaerts, grande prosélyte du #dryjanuary (comme de tout ce qui est contre), en rajoute d’ailleurs sur le mauvais dossier du pauvre Ducasse, qui en plus de vendre du pinard cher aux riches a le défaut d’être (d’avoir été*) français, donc « so débile ».

Au delà de ces peccadilles qui relèvent davantage du positionnement marketing que de la dialectique, c’est évidemment en s’intéressant à « l’armée des ombres » des followers et autres trolls du #dryjanuary qu’on comprend mieux les contours flous de ce mouvement patatoïde. Plongée, donc, façon sociologie de comptoir, dans le nouvel univers du prohibitionnisme.

La plupart des intervenants restent anonymes, se cachent derrière des pseudonymes divers et variés (au cas où la CIA les traqueraient sûrement…). Beaucoup, en revanche, affichent la couleur politique: on est majoritairement à gauche, très à gauche, de cette gauche parlant au nom d’un peuple qui à chaque élection la renvoie à ses chères études. Il semble très bien vu aussi de démontrer bruyamment, comme l’on coche des cases, sa proximité avec plusieurs minorités « visibles ». Écrire inclusif, parler couramment le racisé (islamo-gauchisme recommandé en seconde langue), le genré est évidemment nécessaire, l’hétérosexualité mal vue, le féminisme extrêmement indigné (quand on peint la chambre d’une gamine en rose, hein, pas quand on lui fait porter le voile) célébré, le veganisme (ou autre déséquilibre alimentaire) bienvenu, le cégétisme toléré, bref le minoritisme est de rigueur, on dirait une version hard de la matinale de FI**.

Pour ce qui est du ton, très largement, c\’est le ricanement qui domine, rehaussé de ce qu\’il faut d\’entre-soi. Certains papys du prohibitionnisme tentent bien de venir asséner leurs statistiques (on va tous mourir!…) à l\’ancienne, mais en 140 signes ils ne font plus le poids: il faut cogner, caricaturer. Le vin, par exemple, qui n\’est qu\’un éthanol comme un autre, qu\’on compare volontiers à l\’héroïne (même si certains toutefois ne cachent pas leur amour pour le cannabis). On le résume au \ »Castelpif\ », au \ »Beaujolpif\ » (qui concentre les haines, peut-être parce que so french). Et ne tentez pas d\’expliquer que le vin est aussi une culture, on vous balancera à la figure votre \ »classisme\ »***, Saint-Pétersbourg 1917 on vous a dit…

La haine, souvent, la violence, une finesse à faire pâlir Trump de jalousie, et parfois la misère humaine, jusqu’au glauque. L’enfance difficile n’est jamais loin, Zola, les bas-fonds non plus (je ne moque pas, souvent ça sonne vrai). Le discours répétitif, stéréotypé, les « éléments de langage » évoquent parfois l’univers des sectes: l’alcool n’est jugé qu’à l’aune, sinon des tares, mais au moins des faiblesses, des drames vécus par des repentis qui aujourd’hui, avec radicalité, jouent chacun à celui qui lavera le plus blanc. Dans cette diabolisation, même si la parole officielle se veut rassurante, tolérante face aux profanes, la notion d’interdiction, de prohibition est sous-jacente. Quand elle n’est pas clairement exprimée.

– Tout ça, c’est que du vent, des mots, estime-t-on souvent dans le monde du vin. Face à cette offensive numérique, à cette guerre ouvertement déclarée, la filière pratique généralement la politique de la chaise vide. Vignerons, marchands, chroniqueurs, interprofessions… ceux qui osent monter au créneau se comptent en France sur les doigts de la main (Jacques Dupont du Point, Denis Saverot de la RVF, le critique Michel Bettane, le sommelier Emmanuel Delmas****). Je ne suis pas persuadé que ce soit une politique d’avenir.

* Bien que né à Orthez et développant une mythologie culinaire landaise, Alain Ducasse a été naturalisé monégasque.
** France Inter, pas France Insoumise
*** Vous aussi vous apprenez un nouveau mot ? Il s’agit d’une « discrimination fondée sur l’appartenance ou la non appartenance à une classe sociale ». Bref, le vin, c’est pour les riches, de préférence de droite. Par exemple, moi, un militant associatif, responsable de la communication (sic) d’un collectif pour les droit des malades, m’a traité de « raclure classiste ».
**** Sur un ton plus léger lire aussi la dernière chronique de Jean-Bernard Magescas pour L’Opinion.

1 réflexion sur “Sociologie (de comptoir) du prohibitionnisme.”

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